Saturday, April 28, 2012

Comprendre le raisonnement larbin 3



Une masse de pasteurs et d'humbles en longue procession se réunit un jour pour passer la mer et combattre les ennemis de la foi. On les appela pastoureaux. En fait, ils voulaient s'enfuir de leur terre maudite. Il y avait deux chefs, qui leur inspirèrent de fausses théories, un prêtre privé de son église à cause de sa conduite et un moine apostat de l'ordre de saint Benoît. Ces derniers avaient fait perdre la tête à ces ingénus; courant par bandes à leurs trousses, des enfants de seize ans même, contre la volonté de leurs géniteurs, emportant pour tout bagage une besace et un bâton, sans argent, leurs champs abandonnés, ils suivaient le moine et le prêtre comme un troupeau, et formaient une formidable multitude. Désormais, ils n'obéissaient plus ni à la raison ni à la justice, mais à la seule force et à leur seule volonté. Se trouver tous ensemble, enfin libres et avec un vague espoir de terres promises, les rendit comme ivres. Ils parcouraient les villages et les villes en s'emparant de tout, et si l'un d'eux était arrêté ils prenaient d'assaut les prisons et le libéraient. Quand ils entrèrent dans la forteresse de Paris pour faie sortir certains de leurs compagnons que les seigneurs avaient fait arrêter, comme le prévôt de Paris tentait d'opposer une résistance, ils le frappèrent et le précipitèrent dans les escaliers de la forteresse et brisèrent les portes de la prison. Ensuite, ils se rangèrent en bataille dans le pré de Saint-Germain. Mais personne ne s'enhardit à les affronter, et ils sortirent de Paris en prenant la direction de l'Aquitaine. Ils tuaient tous les juifs qu'ils rencontraient, çà et là, et les dépouillaient de leurs biens...


« Pourquoi les juifs? » demandai-je à Salvatore. Et il me répondit: « Pourquoi pas? » Et il m'expliqua que leur vie durant ils avaient appris de la bouche des prédicateurs que les juifs étaient les ennemis de la chrétienté; qu'ils accumulaient tous les biens qui leur étaient refusés, à eux. Je lui demandai s'il n'était cependant pas vrai que les biens étaient accumulés par les seigneurs et les évêques, à travers les dîmes, et que les pastoureaux ne luttaient donc pas contre leurs vrais ennemis. il me répondit qu'il faut bien choisir des ennemis plus faibles, quand les vrais ennemis sont trop forts. Ainsi, pensai-je, ce nom de simples leur va comme un gant. Les puissants seuls savent toujours avec grande clarté qui sont leurs vrais ennemis. Les seigneurs ne voulaient pas que les pastoureaux mettent leurs biens en danger; ce fut donc une grande chance pour eux que les chefs des pastoureaux insinuassent l'idée que grande quantité de richesses se trouvaient chez les juifs...


Le nom de la rose, Umberto Eco, p. 206-207



Les temps changent, mais les bassesses auxquelles l'humanité est capable ne font que substituer une étiquette à une autre. Au Québec, les pastoureaux d'aujourd'hui sont ce qu'on peut appeler la droite. Se plaignant d'être surtaxé, rêvant peut-être de mieux, cette masse confuse de populace préfère se mettre des oeillières quand il s'agit de constater que le 1% plus nanti détient 99% de la richesse. Remplaçons «seigneurs» et «évêques» par «patronat», et «juifs» par «assistés sociaux» ou «immigrants», et soudainement le Québec prend quelques allures de ce récit médiéval.


Est-ce exagéré de comparer la violence antisémite du Moyen Age au mépris actuel de la droite envers les citoyens les plus vulnérables?


Peut-être.


Ou peut-être, simplement, que cette violence est plus insidieuse, plus lente, dissimulée sous un vernis d'indifférence et de fausse politesse, alimentée par des prêcheurs de lignes ouvertes avident de cotes d'écoutes, approuvée par les larbins en quête de la terre promise de l'utopie néolibérale, et profitable à l'Establishment qui sait diviser pour régner.



Les grandes chansons - Edgar (Jean Leloup)



Suite au visionnement du film Le corbeau (alias L'Ombre du mal), un film mettant en scène un récit fictif des mystérieux derniers jours d'Edgar Allan Poe, je me suis mis à repenser à ce classique de Jean Leloup. Le métrage était plus ou moins réussit, mais présentait tout de même une ambiance lugubre intéressante, surtout que de ce temps-ci je m'intéresse beaucoup aux textes de H.P. Lovecraft, qui lui-même s'était inspiré de Poe.


Sans plus tarder, Edgar:





Edgar était un vrai saoulon
Il écrivait toute la journée
Il n'écrivait pas de chansons
Mais des contes où l'assassin

L'emportait toujours haut la main
La victime était homme de bien
Le soir Edgar de la folie
La plus atroce se sentait pris
Malgré les honneurs et les prix
De l'alcool était avili

Courant d'une ruelle à l'autre
Son paletot se déchirait
Dans la boue il se rassasiait
Dans la vermine il se vautrait

À boire à boire pour maître Edgar
À boire à boire pour le génie...
À boire à boire pour maître Edgar
À boire à boire pour le génie

Prenez garde au fou qui sommeille
Au fond d'un manoir décrépit
Jouant de ses mains anguleuses
Une valse de Chopin affreuse

D'une femme il était amoureux
Comment la convaincre que le bleu
N'est pas la couleur de ses yeux
Mais bien celle des démons hideux
Visqueux

À boire à boire pour maître Edgar
À boire à boire pour le génie...
À boire à boire pour maître Edgar
À boire à boire pour le génie

Voilà longtemps que je n'ai bu
Jusqu'à la lie mon dernier verre
On l'a retrouvé un jour
Qu'il venait d'obtenir la palme
D'espoir des auteurs du pays
Dans le canal il était gris

En proie au delirium tremens
On emmena le vagabond
Délirer son génie immense
À l'hôpital puis il mourut
Puis il mourut

À boire à boire pour maître Edgar
À boire à boire pour le génie...
À boire à boire pour maître Edgar
À boire à boire pour le génie

Sunday, April 15, 2012

Les Mayas ne l'ont pas dit




"Today we live in hard times, not end times"

- Jon Stewart



En cette année 2012, on assiste à une ridicule prolifération de supposées prophéties à la gomme selon lesquelles le monde se terminera en décembre. Inutile de rappeler que l'apocalypse n'est pas arrivée le 31 décembre 1999 et que le bogue de l'an 2000 a été largement exagéré - probablement pour permettre aux sous-traitants en informatique d'obtenir des contrats gouvernementaux. Que s'est-il produit le 11 novembre 2011, le fameux 11-11-11? Absolument rien qui vaut l'attention de qui que ce soit. Bon, il y a un mauvais film qui a été lancé ce jour-là, mais c'est loin d'être une catastrophe égale à l'annihilation humaine de l'espèce humaine. Suis-je fatigué d'entendre une idiote dire, chaque fois, qu'il y a une inondation, que «Nostradamus l'a dit de ne pas se construire près des rivières» ? Oui, surtout que c'est l'évidence même que les gens qui se construisent une maison près des terres inondables, comme la rive d'un cours d'eau, risque d'être inondés: pas besoin de prophétie poussiéreuse quand le rasoir d'Ockham suffit. «Plus grand est le mensonge, plus promptement il est accepté», et les gens désespérés sont prêts à croire n'importe quoi.



Des dindes, des poules et des renards


C'est tellement plus simple de croire en une prophétie: pas besoin de se responsabiliser, les événements se dérouleront tels que prévus par un quelconque plan divin! Quel fatalisme. Et, en plus, quand on est au bas de l'échelle, pas besoin de grand-chose pour faire partie d'un club sélect, parce que ceux qui croient à la prophétie, en nageant dans le sens contraire du sens commun de la majorité de la population, se sentent «élus» dans leur délusion. Eux, ils le savent. Croire en une prophétie ne demande pas d'études, ni d'effort, vu qu'il suffit de croire à ce délire. Alors, d'un coup, ils suspendent leur sens critique et c'est le monde à l'envers: si la science et la pensée rationelle mettent en doute l'avénement de la prophétie, alors ceux-ci ne sont pas «crédibles» et on se met à donner de la valeur à n'importe quoi, comme des médecines douces douteuses, des histoires d'extra-terrestres ayant initiés les êtres humains durant la préhistoires, des pyramides d'énergies, des croyances à une Terre creuse, le Grand Complot mondial des Illuminatis et autres clichés ésotériques. En principe, des affirmations exceptionnelles demandent des preuves exceptionnelles, mais pour le croyant, ce simple mécanisme de logique semble défaillant.


Aux «suiveux» qui se cherchent une identité et une certaine sécurité, on conjugue ceux qui alimentent le mouvement, consciemment ou non. Parmi les «inconscients», il y a des gens qui se persuadent eux-mêmes d'avoir eu des supposées visions de l'apocalypse en rêve... grosse preuve. Bon, soyons clair, si une personne a un intérêt concernant un sujet, par exemple le camping, les probabilités que celle-ci rêve d'une balade en forêt sont plus fortes, et dans le cas échéant d'un individu ayant une obsession sur l'apocalypse, c'est inévitable qu'il puisse avoir ce genre de séquence onirique, surtout que l'industrie du cinéma d'Hollywood, en manque de scénario mais disposant d'effets spéciaux, trouve que les films de désastres sont une bonne source de revenus vue la vaste quantité de poissons prêts à mordre à l'hameçon. Évidemment, l'inconscient filtrera de son esprit la possibilité que la vision en question n'est que fruit de son imagination. S'il voit une catastrophe aux nouvelles, il dira qu'il l'avait déjà vu en songes... tout en oubliant que les actualités présentent rarement des reportages concernant des trains qui arrivent à l'heure, mais une routine de séquences d'accidents de la route et de désastres naturels pour susciter une réaction émotive du public, ce qui peut donner l'impression de déjà vu. Aucun pouvoir surnaturel de prémonition, seulement une personne naïve qui tente de se donner de l'importance ou tente d'utiliser une don imaginaire comme béquille.


Tout de même, l'inconscient pense agir de bonne foi, telle la poule qui croyait que le ciel lui était tombé sur la tête, alors que le manipulateur conscient profite de la situation, tel le renard du même conte. Certains de ces renards se limitent à vendre des livres à compte d'auteur, alors que d'autres s'improvisent gourous. Le phénomène des sectes est bien connu, et il est inutile de reparler d'âneries dangereuses comme l'Ordre du Temple Solaire. Mais d'autres types de renards rôdent d'une manière plus subtile, profitant la situation indirectement.


[à compléter]

Voir rouge

Je ne regarde pas TVA et la plupart du temps, j'évite de consommer tout produit lié de près ou de loin à Québécor, et ce n'est pas évident vue que l'entreprise, comme Cthulhu, étend ses tentacules partout. Par contre, la semaine dernière alors que je passais au resto - je prenais un shish taouk, question de vérifier les délires de Richard Martineau selon lesquels on peut devenir musulman en mangeant de la bouffe «à l'ail» - et, écran géant oblige, j'ai eu le droit à une entrevue télévisée du canal LCN (La cosa nostra?) avec des représentants de la cause étudiante.


Quelle mauvaise expérience.


Non, pas pour les étudiants, qui défendaient très bien leur point. Bon, j'ai un parti pris, c'est vrai, et j'appuie le gel des frais de scolarité pour des raisons macroéconomiques (la formation aide au développement qualitatif de la main-d'oeuvre, donc à la croissance à long terme du PIB) et microéconomiques (je suis moi-même aux études en gestion). Ce qui était agaçant, c'est la manière que Julie Marcoux encadrait le débat. Pour elle, et j'assume que l'animatrice ne faisait que suivre la ligne éditoriale de la mafia médiatique de PKP, le Québec se divise apparemment en deux camps mutuellement exclusifs: les honnêtes travailleurs qui paient des impôts et les étudiants protestaires.


Le petit problème, c'est que d'abord, des travailleurs malhonnêtes existent. Demandez à Vincent Lacroix. Ils ne paient pas tous leurs impôts, ni nécessairement leur juste part, surtout quand ils ont des revenus élevés. D'autre part, être étudiant et être travailleur ne sont pas deux catégories distinctes: bon nombre d'universitaires et de cégépiens occupent des emplois, alors que de nombreux travailleurs - comme moi - effectuent le chemin inverse en étudiant à l'université à temps partiel. Chez les démagogues, on a souvent tendance à nous présenter des étudiants « Tanguy » de 18-20 ans, qui vivent chez leurs parents, flânent sur des terrasses à boire de la sangria et qui collectionnent les ipods (tout en occultant que des rectrices qui quittent avec des primes de 703 500$ peuvent fournir en sangria toute une légion). Mais la nouvelle réalité est la suivante: il y a de plus en plus d'étudiants dans la trentaine, certains ayant déjà des enfants, qui travaillent présentement et prennent quelques cours en espérant améliorer leur sort. 


Comme je l'ai écris en janvier en reprenant les idées de Noam Chomsky pour dénoncer le débat Duhaime-Lisée comme étant une imposture d'un affrontement gauche-droite, les médias manipulent souvent l'opinion publique en choisissant la façon d'encadrer les débats et évacuant les possibilités de nuances, afin d'obtenir une réaction «pour» ou «contre» des téléspectateurs, au lieu d'une réflexion. À mon avis, ce genre de pratique est bien pire que d'annoncer le décès de «Kim Jong Deux», un simple dérapage accidentel.


Manifestement, mon médiocre monde médiatique « m'informe », martèle maintes marchandables médisances manichéennes mêlées, me ment, me manipule malgré moi, m'amène mépris, m'indigne même. Maudit! Mais mes maux mobilisent mes mots, m'écrivent mon mémo, mon message m'extériorisant mon mécontentement.


Ce midi-là, j'ai bien aimé le shish taouk, mais pas le plat de pieuvre qui est venu en accompagnement.











Thursday, April 12, 2012

Le bal

Je pénétrai par cette porte dans la pièce brillamment illuminée, et, ce faisant, passai au même moment, de l'espoir le plus heureux aux convulsions du désespoir le plus noir, à la prise de conscience la plus poignante. Le cauchemar s'empara immédiatement de moi; dès que j'entrai, j'assistai à l'une des manifestations les plus terrifiantes qu'il m'ait jamais été donné de voir. A peine ai-je passé le seuil que s'abattit sur toute l'assemblée une terreur brutale, que n'accompagna pas le moindre signe avant-coureur, mais d'une intensité impensable, déformant chaque tête, tirant de chaque gorge ou presque les hurlements les plus horribles. Tout le monde s'enfuit aussitôt, et dans les cris et la panique, plusieurs personnes tombées en convulsions furent emportées loin de là par leurs compagnons affolés. J'en vis même plusieurs se cacher les yeux de leurs mains et courir de la sorte, aveugles et inconscients, se cognant aux murs, aux meubles, avant de disparaître par l'une des nombreuses portes de la salle.


Ces cris me glacèrent; et je restai un moment comme paralysé dans la clarté éblouissante de cet endroit, seul, incrédule, gardant à l'oreille l'écho de l'envol des convives terrifié, et je tremblais à la pensée de ce qui devait rôder à côté de moi, invisible. Au premier coup d'oeil rapide que je jetai, la pièce me parut déserte, mais en m'approchant de l'une des alcôves, j'eus l'impression d'y deviner une sorte de présence, l'ombre d'un mouvement derrière le cadre doré d'une porte ouverte qui menait à une autre pièce assez semblable à celle dans laquelle je me trouvais. M'approchant de cette arche, je perçus plus nettement cette présence, et finalement, tandis que je poussais mon premier et dernier cri – une ululation spectrale qui me crispa presque autant que la chose horrible qui me la fit pousser – j'aperçus, en pied, effrayant, vivant, inconcevable, l'indescriptible, l'innommable monstruosité qui, par sa simple apparition, avait pu transformer une compagnie heureuse en une troupe craintive et terrorisée.


Je ne peux même pas donner l'ombre d'une idée de ce à quoi ressemblait cette chose, car elle était une combinaison horrible de tout ce qui est douteux, inquiétant, importun, anormal et détestable sur cette terre. C'était le reflet vampirique de la pourriture, des temps disparus et de la désolation; le phantasme, putride et gras d'égouttures, d'une révélation pernicieuse dont la terre pitoyable aurait dû pour toujours masquer l'apparence nue. Dieu sait que cette chose n'était pas de ce monde – ou n'était plus de ce monde – et pourtant au sein de mon effroi, je pus reconnaître dans matière rongée, rognée, où transparaissaient des os, comme un grostesque et ricanant travesti de la forme humaine. Il y avait, dans cette appareil pourrissant et décomposé, une sorte de qualité innommable qui me glaça encore plus.


 J'étais presque figé, mais non incapable d'effectuer un effort pour m'enfuir. Je titubai en arrière, sans pour autant parvenir à rompre le charme sous lequel me tenait le monstre sans voix et sans nom. Mes yeux, ensorcelés par ces orbites vitreuses qui vrillaient ignominieusement dans les mienes, mes yeux se refusaient à se fermer; certes, et j'en remercie le ciel, la vision qu'ils me transmettaient était voilée, et, le moment du premier choc passé, je ne distinguais qu'indistinctement cet objet terrible. J'essayai de conjurer cette vision en portant ma main devant mon visage, mais mes nerfs étaient dans un tel état que mon bras ne répondit qu'imparfaitement à ma volonté. Cette tentative me fit à moitié perdre l'équilibre et je basculai en avant et trébuchai de plusieurs pas pour éviter de tomber. Je me rendis soudainement compte, dans un moment d'agonie, que la répugnante charogne était à quelques centimètres de moi; il me semblait en entendre la sifflante et caverneuse respiration. Presque fou, j'eus encore la force de tendre le bras pour écarter la fétide apparition si proche de moi, quand, dans une seconde où les cauchemars du cosmos rejoignirent les accidents du présent, mes doigts entrèrent en contact avec la patte pourrissante et ouverte du monstre sous cet encadrement d'or.


Non, ce ne fut pas moi qui hurlai; tous les vampires sataniques qui chevauchent les vents nocturnes hurlèrent pour moi, en même temps que dans l'espace de cette même seconde, s'effondrait d'un seul coup sur mon esprit la cataracte, l'avalance annihilante des souvenirs, et que rouvrait, à m'en déchirer l'âme, ma mémoire.


[…]


Mais le cosmos recèle aussi bien le baume que l'amertume, et ce baume est le népenthès. Dans l'horreur suprême de cette seconde, j'oubliai ce qui m'avait horrifié, et l'explosion de cette mémoire nocturne s'évanouit dans un chaos d'images, s'estompant en échos toujours plus lointains. Dans un rêve, dans un cauchemar, je m'enfuiis en courant de cet endroit hanté et maudit, je courus, rapide autant que silencieux, vers la lumière de la lune.


[…]


Car quoique le népenthès ait mis la main sur moi, je sais pour toujours que je suis d'ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes. Et cela je le sais du moment où j'ai tendu la main vers cette abomination dressée dans le grand cadre doré, depuis que j'ai porté mes doigts vers elle et que j'ai touché une surface froide et immuable de verre lisse.








Sunday, April 8, 2012

Du pain et des jeux...

Script provenant du scène supplémentaire retrouvée dans le film Gladiator:


GAIUS: And what pays for it? These games are costing a fortune and yet we have no new taxes.

LUCILLA: The future. The future pays for it...

A beat. She looks at them.

LUCILLA: He's started selling the grain reserves.

GAIUS: No.

MARCELLUS: That can't be true...

LUCILLA: He's selling Rome's reserves of grain. The people will be starving in two years. I hope they are enjoying the spectacles because soon enough they will be dead because of them.




La comparaison entre la politique québécoise actuelle et le populisme des empereurs romains n'est pas nouvelle, ni originale. Par contre, je trouvais que cette scène omise dans la version originale de Gladiator colle bien à la réalité: d'un côté, le gouvernement sacrifie l'avenir de son peuple à grands coups d'austérité et de hausses de frais de scolarité, de l'autre, on se lance dans des dépenses inutiles et extravangantes, comme le jubilée de cette vieille folle couronnée, le voyage de noces de son descendant tout aussi taré... et le retour des Nordiques par  le biais d'un amphithéâtre encadré par une loi spéciale douteuse. Je pense que si le Québec a des problèmes financiers, qu'on veut équilibrer le budget et réduire la dette, il faut couper dans l'inutile et laisser le privé s'occuper de ce qui est très optionnel, sans « vendre une partie de la ferme » en négligeant de développer qualitativement la main-d'oeuvre au Québec (ce qui sera le résultat de la hausse des frais de scolarité), ni sacrifier le niveau de vie des Québécois en charcutant dans la santé.



Sunday, April 1, 2012

Des leçons de Deadwood





Al: (Sits, lets out a sigh) Why ain’t you up and running again?

Merrick: I’m in despair. The physical damage is repairable, but the psychic wound may be permanent.

Al: (After a pause.) You ever been beaten, Merrick?

Merrick: (Rolls his eyes) Once, when I thought I had the smallpox, Doc Cochran slapped me in the face –

 (Al slaps him.)

Merrick: Ah! (He stares at Al, touching his cheek — he leans forward) Stop it, Al.
Al: Are you dead?

Merrick: Well, (touches cheek) I’m in pain, but no, I’m obviously not dead.

Al: And obviously you didn’t fucking die when the Doc slapped you.

Merrick: No.

Al: So including last night, that’s three fucking damage incidents that didn’t kill you. Pain or damage don’t end the world, or despair, or fuckin’ beatings. The world ends when you’re dead. Until then, you got more punishment in store. Stand it like a man — and give some back.





Depuis plusieurs années, le gouvernement Charest, pour faire diversion sur l'échec de ses réformes en santé, vante à qui veut l'entendre les mérites du Plan Nord. Un projet d'avenir... basé sur des ressources épuisables, sur une industrie du secteur primaire (donc aucun avantage lié à la valeur ajoutée et aucune retombée provenant des activités de transformation) et sur les investissements étrangers, encadrés par des lois minières douteuses. Le tout se déroulant sur des territoires appartenant aux Autochtones. Peu importe l'échec de Gagnon, aujourd'hui ville fantôme, la quasi-fermeture de Murdochville, et la dénonciation du Plan Nord par Jacques Parizeau, pour le PLQ, la réalité n'est pas une contrainte. Si on joue à l'avocat du diable et qu'on se dit que le Plan Nord sera un succès, on peut comparer avec des précédents historiques pour prévoir le résultat. Un exemple: la ville de Barkerville en Colombie-Britannique, qui suite à un boom minier au 19e siècle su attirer 5000 personnes... avant de devenir un village fantôme au 20e siècle, pour finalement être reconverti à centre historique. C'est sympa la nostalgie de l'ancien temps, mais si Jean Charest veut suivre l'exemple de Barkerville dans le développement durable du Québec, peut-être qu'il devrait sauter une étape, celle du développement minier, et simplement investir des sommes pour soutenir financièrement le Village québécois d'antan de Drummondville.


Un autre exemple qui vient à l'esprit est celui de la ville de Deadwood dans le Dakota du Sud. Avant que l'excellente série de HBO circule sur les ondes et en DVD, je doute que peu de gens étaient au courant que la ville de Deadwood existait. Cette localité, qui a déjà compté plus de 5000 habitants, en a aujourd'hui à peine 1300. Il semble y avoir une certaine tendance en ce qui concerne les villes minières: elles poussent rapidement, mais semblent ne pas pouvoir offrir une croissance constante à long terme, et même déclinent. L'expression « feu de paille » me vient à l'esprit. En plus de permettre d'apporter une certaine critique au Plan Nord, le cas de Deadwood démontre aussi l'échec d'une initiative libertarienne visant à former une communauté à l'extérieur d'un cadre gouvernemental, un délire qui continue encore aujourd'hui avec des projets de villes flottantes en eau internationale (seasteading) malgré le fiasco de la République de Minerva et des cas de fraudes, comme celui concernant la principauté de New Utopia et le Dominion de Melchizedek. Mais bon, si des libertariens veulent quitter le Québec, loin de moi le désir de les en empêcher. Je les invite à aller en Somalie (où d'ailleurs le projet de Principauté de Freedonia a été un désastre surt toute la ligne), à défaut qu'ils puissent changer de planète.


Évitez de croire aux mythes.
Si on reviens au cas de Deadwood, on reconnaît que deux types de pressions peuvent amener un groupe d'individus à tisser des liens et former un gouvernement: celles provenant de l'extérieur, surtout quand une communauté plus puissante est à côté (e.g.: le gouvernement américain), et celles occasionnées par des problèmes internes, notamment en ce qui concerne la sécurité publique. Quand il s'agit des rêveries du Far West folklorique, l'expérience de Deadwood jette parfois une douche froide à ceux qui croient qu'une société formée purement d'individus « volontaristes » pourraient arriver à fonctionner. Tôt ou tard, peu importe le niveau d'endoctrinement à la sauce Ayn Rand qu'une personne puisse avoir, la réalité fini par la rattrapper. Cette époque « plus simple », où l'être humain était libre, indépendant et autonome, n'a vraisemblablement jamais existé, sauf dans l'imaginaire néolibéral.


Propriété privée... et privés de propriété


L'histoire de la ville de Deadwood commence dans les années 1870s, au lendemain de la Guerre de sécession (Civil War ou « Guerre civile ») dans le territoire des Black Hills, terre reconnue comme étant la propriété des Autochtones de la nation Lakota (Sioux) selon le traité de Fort Laramie. Le point de départ est crucial pour constater que le droit à la propriété, concept sacré pour les gens de la droite, ne semble pas s'appliquer également à tous, surtout quand cette propriété convoitée est dans les mains des Amérindiens.  Les prospecteurs qui s'installèrent au campement de Deadwood après la découverte de gisements d'or étaient des squatters, des occupants illégaux, qui se sont appropriés les terres d'autrui au moyen d'un système de claims sans réelle valeur légale. Évidemment, plutôt que de voir la réalité, les révisionnistes de la droite aime faire passer ces territoires comme étant à l'origine une terra nullius, une vision des choses qui n'est pas sans rappeler l'attitude hautaine et colonialiste des défenseurs du Plan Nord, pour qui les Autochtones ne sont pas des partenaires avec lesquels il faut d'abord bâtir une entente, mais une complication à contourner lorsque le gouvernement Charest défend les intérêts des gens qu'il représente réellement, les compagnies minières.


À l'époque, les Lakotas auraient été en droit de chasser les prospecteurs du territoire des Black Hills. Ils auraient eu un casus belli contre les squatters, surtout que ces derniers, en vivant à l'extérieur des frontières des États-Unis d'Amérique, renonçaient à la protection gouvernemental. Toutefois, au moment où cette colonisation illégale a eu lieu, les Lakotas et les Yankees étaient dans une période de (bref) retour au calme: la bataille de Little Bighorn s'était terminé avec la défaite du Général Custer et le massacre de Wounded Knee n'avait pas encore eu lieu. Ouvrir les hostilités avec les colons illégaux, auxquels se seraient identifiés les citoyens états-uniens, aurait probablement ramener les troupes américaines en sol autochtone. L'autre problème en est un de chiffres: quand surviennent 5000 prospecteurs à Deadwood, quasiment du jour au lendemain (1874-1876), il est difficile pour les Lakotas d'endiguer le flot provenant de cette ruée vers l'or. En bout de ligne, avec la logique bismarckienne de cette période historique, occuper un territoire permettra aux colons américains d'en revendiquer la possession et ainsi évincer les Autochtones de leurs propres terres. On est loin du portrait présenté dans les (mauvais) films Western, où une petite famille de cultivateurs qui s'installent sur un homestead légalement acquis est soudainement encerclée par une horde de « sauvages »... dans le cas de Deadwood, l'inverse est vrai: c'est la famille autochtone qui s'est retrouvée entourée des prospecteurs illégaux, pas tous des enfants de choeur. Pour le Québec, une croissance significative de population dans le nord pourrait amener des communautés autochtones à devenir des « Odanaks » enclavés par des établissements allochtones, c'est-à-devenir des minorités dans leurs propres territoires (bien que pour l'instant, je doute que les villes minières aient ce potentiel de croissance démographique à long terme).


Un autre aspect auquel il faut tenir est celui de la propriété de la terre s'étend aussi dans le sous-sol de ce territoire. Si les prospecteurs minent l'or à Deadwood, les redevances qu'ils devaient payer étaient envers les Lakotas. Donc, non seulement les squatters occupent géographiquement un espace appartenant aux Autochtones, mais ils soutirent à ceux-ci d'importants revenus fiscaux, ce qui rend la ruée vers l'or de Deadwood doublement illégale. Si on revient au Québec, ce n'est pas être cynique de présumer qu'avec la désuète loi sur les mines, les Québécois n'auront pas leur juste part de redevances. Et les Autochtones encore moins. (Évidemment, au Québec, on est plus porté à réagir quand il s'agit de l'intrusion des compagnies dans sa cour arrière, comme c'est le cas avec le débat concernant l'exploitation des gaz de schiste, que de se préocupper du sort des Premières Nations, bien que l'indignation dans le second dossier se fait de plus en plus ressentir. Il y a peut-être espoir d'un changement de mentalités).


Tout compte fait, la nostalgie néolibérale du capitalisme du XIXème omet curieusement de spécifier que la clé de voûte de leur idéologie - la propriété - n'a aucunement respectée par les États-Uniens lors de la colonisation de l'Ouest. Et pour éviter toute dissonance cognitive, on a présenté des films mensongers pendant des décennies à public qui voulaient bien y croire.


Et que dirait Ayn Rand?


"Now, I don't care to discuss the alleged complaints American Indians have against this country. I believe, with good reason, the most unsympathetic Hollywood portrayal of Indians and what they did to the white man. They had no right to a country merely because they were born here and then acted like savages. The white man did not conquer this country. And you're a racist if you object, because it means you believe that certain men are entitled to something because of their race. You believe that if someone is born in a magnificent country and doesn't know what to do with it, he still has a property right to it. He does not. Since the Indians did not have the concept of property or property rights--they didn't have a settled society, they had predominantly nomadic tribal "cultures"--they didn't have rights to the land, and there was no reason for anyone to grant them rights that they had not conceived of and were not using. It's wrong to attack a country that respects (or even tries to respect) individual rights. If you do, you're an aggressor and are morally wrong. But if a "country" does not protect rights--if a group of tribesmen are the slaves of their tribal chief--why should you respect the "rights" that they don't have or respect? The same is true for a dictatorship. The citizens in it have individual rights, but the country has no rights and so anyone has the right to invade it, because rights are not recognized in that country; and no individual or country can have its cake and eat it too--that is, you can't claim one should respect the "rights" of Indians, when they had no concept of rights and no respect for rights. But let's suppose they were all beautifully innocent savages--which they certainly were not. What were they fighting for, in opposing the white man on this continent? For their wish to continue a primitive existence; for their "right" to keep part of the earth untouched--to keep everybody out so they could live like animals or cavemen. Any European who brought with him an element of civilization had the right to take over this continent, and it's great that some of them did. The racist Indians today--those who condemn America--do not respect individual rights."


 

Pur délire, qui a le comble de faire d'attribuer le racisme de l'opinion d'Ayn Rand aux Autochtones eux-mêmes, tout en niant les titres de propriété obtenus et reconnus par les différents traités du gouvernement américain, dont celui de Fort Laramie mentionné plus tôt, ainsi que par la Cour suprême en 1980 (United States v. Sioux Nation of Indians).


Faire sa propre loi?


Pour les tenors de l'utopie néolibéral, une ville comme Deadwood a été un wet dream. Peu importe la question fondamentale de la propriété, qui semble s'appliquer différemment selon la couleur de peau d'un individu, la ville était un endroit où un entrepreneur minier pouvait travailler sans aucune intervention du gouvernement et garder pour lui-même le totalité du fruit de ses labeurs. Libre à lui (ou à elle, quand on pense à Calamity Jane) de se faire justice avec un revolver Colt. Pas d'impôts, pas de redevances, pas de réglementations, le territoire occupé par les squatters se trouvant à ce moment dans une zone grise entre les territoires peuplés par les Lakotas et les territoires gouvernés directement par les Américains. 


Pas de taxes... du moins au début.


Nothing is certain but death and taxes.


Tôt ou tard, un campement de 5000 personnes nécessite de certaines règles pour pouvoir adéquatement, et des institutions pour imposer celles-ci. Des règles d'hygiène, par exemple, auraient évité l'épidémie de variole de 1876. Des règlements de construction, un plan d'urbanisme et un service de prévention des incendies auraient évité l'incendie de 1879 qui détruisit plus de 300 maisons à Deadwood, une perte à la fois humaine et économique. Une utopie libertarienne, constituée d'adolescents attardés ne vivant que dans le présent, s'effondrerait vraisemblement en quelques années sans les mécanismes essentiels apporté par l'État et ses institutions publiques. Les structures de l'État, mêmes mininales, améliorent la longévité d'un marché. Toutefois, ces institutions ne sont pas des oeuvres de charité et quelqu'un doit payer. Si certains besoins individuels peuvent être assumé selon le principe « utilisateur-payeur » et payés au moment où ils sont satisfaits, d'autres besoins sont collectifs et le résultat de mesures préventives, comme c'est le cas avec la salubrité, la sécurité publique et la gestion des risques d'incendie. Donc, du chaos de l'utopie libertarienne, ou bien il émerge nécessairement un gouvernement (même s'il est minarchiste) pour gérer les besoins collectifs, ou l'utopie fini par s'effondrer sous le poids de sa propre médiocrité. Pour finir les services de base et assurer la continuité des marchés, l'État doit se financer, ce qui se fait soit par le biais de taxes (revenus obtenus indirectement auprès des citoyens), ou en développant de manière interventionniste ses propres sources de revenus (e.g.: en nationalisant une mine d'or). Bref, les pressions internes de la communauté amèneront les gens de Deadwood à former un gouvernement et à abandonner l'idéal libertarien des premières heures du campement.


Outre ses mécanismes internes, tout organisme, qu'il soit biologique ou social, doit faire face à l'environnement externe. Si la question des Lakotas est rapidement évacuée par le campement de Deadwood vue la pure force du nombre des prospecteurs, ces derniers se retrouvent eux-mêmes en minorité quand il s'agit des gouvernements déjà établis (et reconnus comme étant légitimes par les États-Unis d'Amérique), que ce soit celui de Yankton, capitale du Territoire du Dakota, ou celui d'Helena dans le Territoire du Montana (deux entités politiques qui allaient se transformer en états, pour lesquels les frontières étaient encore floues). Si initialement l'annexion de Deadwood aux États-Unis est perçu comme un risque par les gens du campement, ceux-ci réalise que cette possibilité devient un événement inévitable auquel il faut se préparer. 

 
La question du libre marché

[à compléter]




La place des femmes autochtones


Le secteur minier est surtout un monde d’hommes qui n’est pas reconnu pour son ouverture d’esprit. Car il est bien là le noeud du problème créé par un boom minier dans une région éloignée habitée majoritairement d’autochtones. Le fly-in/fly-out n’apporte pas que des prix élevés et une rareté des logements disponibles, accroissant les inégalités dans les régions, mais aussi une arrivée disproportionnée d’hommes blancs venus du Sud pour plusieurs semaines, apportant souvent dans leurs bagages alcool, drogue et stéréotypes négatifs.

Bien que les données manquent pour bien caractériser le phénomène, Femmes autochtones du Québec constate qu’il y a là un cocktail explosif qui a pour conséquence l’augmentation de la prostitution aux alentours des chantiers, et dont les femmes autochtones sont bien souvent les premières victimes.

La représentation que se font les hommes « blancs » des femmes autochtones est encore bien souvent celle de la femme facile dont on peut disposer facilement, et en toute impunité. Tel que le soulignent les CALACS, les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, la précarité économique que subissent les femmes autochtones font qu’elles sont surreprésentées en ce qui concerne la prostitution de rue, en comparaison des femmes allochtones.


Aurélie Arnaud, Plan Nord - Où sont les femmes autochtones? , Le Devoir, 2 mai 2012



[à compléter]








Sang d'encre





Aussi fascinant et horrible que ces monstres issus du néant, cet homme est le père d'un genre littéraire qui porte son nom, ce qui n'est pas le moindre des réussites. À la fois un reclus, un xénophobe et un misogyne (même selon les standards de l'époque), c'est aussi un érudit qui entretien une vaste correspondance, est intrigué par les mondes oniriques, apprécie les desserts (notamment la crème glacée) et les chats. Une situation un peu étrange de pouvoir à la fois reconnaître dans le personnage, tout en lui trouvant des éléments qui sont complètement à mes antipodes (je vous laisse deviner lesquels). Il est difficile d'être à la fois fan de l'oeuvre et être repoussé par l'individu (ce qui probablement doit être la situation des fans de Polansky), mais peut-être la part de ténèbre de Lovecraft rajoute une couche supplémentaire à l'ambiance lugubre de ses ouvrages.


Si on laisse de côté les clichés que sont devenus  Chtulhu et le Necronomicon, on retrouve chez l'auteur une richesse de langage, un talent de conteur, un choix de concepts à explorer intéressants, voire inquiétants: lorsqu'on quitte une vision du monde formée de règles et centrée sur l'être humain, où même Dieu est fait à l'image de l'Homme, pour un cosmos dans lequel l'humanité est une poussière absolument insignifiante et sans conséquences pour les Grands Anciens, auxquels nos règles de logique ne s'appliquent pas, c'est pour le moindre déstabilisant. L'opposition qu'il fait entre les deux besoins émotionnels irréconciliables chez les humains, déchirés entre découvrir la vérité et connaître le bonheur, dresse une vision carrément déprimante de l'existence.  Ce simple échantillon d'un texte de Lovecraft suffit pour bien illustrer ce pessimisme angoissant:


La vie est une chose hideuse, et à l'arrière-plan, derrière ce que nous en savons, apparaissent les lueurs d'une vérité démoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse. La science, dont les terribles révélations déjà nous accablent, sera peut-être l'exterminatrice définitive de l'espère humaine – en admettant que les êtres appartiennent à des espères différentes – et si elel se répandait sur la terre, nul cerveau n'aurait la force de supporter les horreurs insoupçonnées qu'elle tient en réserve. Si nous savions ce que nous sommes en réalité, nous agirions comme Sir Arthur Jermyn qui, un soir, après s'être arrosé de pétrole, mit le feu à ses vêtements. Nul ne s'avisa de déposer dans une urne ses restes carbonisés ni d'édifier un monument à sa mémoire; les documents trouvés après sa mort, ainsi qu'un certain «objet» contenu dans une caisse, donnèrent à tout le monde le désir d'oublier. Parmi ceux qui le connaissaient, certains même déclarent qu'il n'a jamais vécu.


Arthur Jermyn, nouvelle tiré de Je suis d'ailleurs (The Outsider), H.P. Lovecraft



Lovecraft a aussi versé dans le récit de voyage, comme son livre d'un voyage à la Vieille Capitale l'atteste (To Quebec and the Stars), mais ce qui m'a intéressé récemment est un de ses livres plus obscurs, Night Ocean, un petit recueil de nouvelles et de curiosité littéraires. Un peu comme un personnage du Mythe, je feuilletais un vieux livre, méconnu, dont la forme physique a connu les ravages du temps (et que dire de la publicité pour le Minitel à la fin du bouquin...). Plutôt que de perdre ce qui me reste de santé mentale - ce qui arrivera quand je lirai Unaussprechlichen Kulten et que vous me verrez acheter devenir membre du RLQ ou dans une cellule capitonnée vêtu d'un pyjama avec de longues manches (c'est pratiquemment la même chose, sauf qu'on donne une tribune médiatique aux relquistes) -  je suis tombé sur un passage intéressant dans l'introduction de la première nouvelle, qui donne le titre à l'ouvrage entier, Night Ocean. Alors qu'on met souvent en opposition le monde réel, infini et impossible à concevoir dans sa totalité vue les limites du cerveau humain et notre faible longévité, à la réalité, un construit artificiel qu'une personne utilise pour pouvoir fonctionner dans son environnement sans avoir à faire le processus de toutes les informations de l'univers, on peut rajouté à partir des idées de H.P. Lovecraft un troisième monde, celui des profondeurs des rêves et de l'esprit, qui lui est aussi infini que le monde réel. La réalité, le monde conscient, l'ego, apparaissent alors comme une bulle qui distortionne et filtre les spectres lumineux provenant deux mondes infinis, le premier externe, l'autre interne. C'est déjà plus intéressant que l'allégorie de la caverne, récupérée et racontée ad nauseam par des philosophes à la gomme sévissant dans les cafés Second Cup.


Voici l'extrait en question:



 « Je quittai la grande ville une fois achevé mon travail de tout l'été: la vaste peinture murale qui en était le résultat prenait désormais part au concours. En venir à bout m'avait pris le plus clair de l'année, et, une fois nettoyé le dernier pinceau, je décidai enfin de me préoccuper un peu de ma santé, et de chercher quelque temps le repos et la solitude. À vrai dire, ce n'est qu'au bout d'une semaine à la plage que je me souvins de l'oeuvre dont le succès m'avait paru alors si important. Plus d'angoisse devant les multiples problèmes de couleur et d'ornementation; plus de peur à l'idée de devoir concrétiser une image mentale, de parvenir cette fois à donner, d'une idée vaguement perçue, la minutieuse esquisse d'un tableau. Et pourtant, ce qui m'arriva plus tard, au bord du rivage solitaire, ne vient peut-être que de cette peur et de cette angoisse. J'ai toujours été un découvreur et un rêveur obstiné; et qui sait si un tel tempérament ne permet pas d'ouvrir des yeux invisibles sur des êtres et des mondes ignorés?


Je sais bien que, pour rendre compte de ce que j'ai vu, je dois surmonter mille obstacles exaspérants. Comme ces visions éclatantes qui surviennent quand on plonge dans la vacuité du sommeil, ce que voient les yeux de l'esprit reste plus coloré, plus chargé de sens que lorsque l'on cherche à l'examiner à la lumière de la réalité. Prenez la plume, et la couleur du rêve se fane aussitôt. L'encre avec laquelle on écrit semble se diluer avec le jour, et l'on se rend compte qu'en définitive il est impossible de décrire ces merveilleux souvenirs. C'est comme si notre moi intérieur, affranchi des contraintes du monde réel et de l'objectivité, faisait ses délices d'émotions captives, qu'on étouffe en voulant les traduire hâtivement. Les plus grandes créations de l'homme gisent sous les rêves et les visions, qui ignorent le joug des lignes et des teintes. Des scènes oubliées, des terre plus obscures que le monde enchanté de l'enfance surgissent dans l'esprit endormi pour y régner sans partage, jusqu'à ce que l'éveil les mettre en déroute. On peut y saisir quelque chose de cette splendeur et de ce bonheur que nous recherchons tant, ou une image de beautés très vives, que nous soupçonnons sans les connaître, et qui sont pour nous ce que devait être le Graal aux yeux des preux chevaliers du monde médiéval. Donner forme à ces choses par le moyen de l'art, vouloir rapporter de ce royaume d'ombres et de voiles impalpables quelque trophée pâli réclame autant de maîtrise que de mémoire. Les rêves sont en nous tous; mais peu de mains peuvent saisir leurs ailes de papillon sans les anéantir.


Mon récit n'a pas cette habileté. Si je le pouvais, je révélerais les vagues événements que j'ai confusément perçus, un peu comme celui qui, scrutant une zone obscure, y discerne des formes dont le mouvement lui échappe. »



H.P. Lovecraft (en collaboration avec R.H. Barlow), Night Ocean, p.19-21



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